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Identité européenne

conférence donnée par Jean-Claude Trichet,
Président de la Banque centrale européenne,
à l’occasion de la remise
du Prix bi-annuel Vincent van Gogh pour l’art contemporain en Europe
Maastricht, 10 septembre 2004

Permettez-moi d’abord de vous remercier de m’avoir invité. J’ai été extrêmement sensible à votre invitation. Pour de nombreuses raisons. La première, de très loin étant que j’aime Vincent Van Gogh, sa peinture, ses aspirations, le caractère exemplaire de sa vie artistique. Vous le savez, les Français ont une admiration particulière pour les peintres flamands et néerlandais et je me suis laissé dire que lors de la dernière magnifique exposition Vermeer à La Haye les visiteurs français étaient aussi nombreux que les visiteurs néerlandais !

Vincent VAN GOGH et Pawel ALTHAMER

Je voudrais profiter de l’occasion que vous me donnez d’évoquer l’identité de l’Europe pour engager avec vous une réflexion sur la fécondité, la diversité et aussi l’unité et l’universalité de la culture européenne telles que je les ressens moi-même, profondément. Il ne pouvait être meilleur point de départ pour cette méditation que l’œuvre de VINCENT.

Je retiens particulièrement sa fécondité artistique, sa créativité inlassable aidée par sa réflexion critique, son itinéraire d’Européen exemplaire. En une décennie à peine VINCENT peint 900 toiles et réalise 1100 dessins. Il est très exigeant vis-à-vis de ses propres créations. Il perfectionne inlassablement ses propres oeuvres. A ses yeux un grand nombre d’entre elles, les « études », que nous admirons sans réserve et sans mélange aujourd’hui, étaient des exercices préparatoires conduisant aux « tableaux », aux œuvres véritables, tant était grande son exigence, sa volonté de faire reposer l’œuvre achevée sur une diversité, une multiplicité de regards, de points de vue, de lumières successives.

Fécondité, diversité, et unité. VINCENT a sans cesse en perspective l’unité de sa oeuvre :

« En quelques années, écrit-il dans une lettre de 1883, je dois accomplir un certain travail – je ne suis concerné par le monde que dans le mesure où j’ai pour ainsi dire une certaine dette et devoir (…) de laisser pour gratitude un certain souvenir sous forme de dessins et de peintures (…) dans lesquels on exprime un sentiment humain sincère (…) Je ne considère pas mes études en elles-mêmes mais j’ai toujours en vue l’œuvre dans son entier ! »

VINCENT l’Européen était à la recherche de son unité, fondée sur la multiplicité de ses sources, sur l’étendue de ses expériences personnelles, sur la diversité des oeuvres des peintres qu’il admirait. Il a vécu successivement dans au moins 12 villes européennes différentes, de Zundert à Auvers en passant par La Haye, Londres, Amsterdam, Bruxelles, Paris et Arles. Ces villes appartenaient à quatre pays différents. Lui-même avait l’usage de trois langues et s’exprimait essentiellement dans deux d’entre elles, le néerlandais naturellement et le français. A Paris, où il séjourne dans la période allant de mars 1886 à février 1888, il est dans un milieu d’artistes extraordinairement effervescent et international où il rencontre en particulier Signac, Pissarro, Seurat, Gauguin, Guillaumin. Rien de grand en Europe ne se fait sans fertilisation croisée, sans enrichissement multiculturel, sans reconnaissance de la diversité des sources d’inspiration.

Ce n’est pas par hasard que le prix VINCENT est remis à Pawel ALTHAMER dont les qualités personnelles reflètent certains des principaux enseignements de VAN GOGH et dont les travaux remarquables constituent une illustration de la fécondité et de la créativité de notre continent. Je suis impressionné par le nombre de pays dans lesquels Pawel ALTHAMER a séjourné et dans lesquels il a exposé : Pologne naturellement, mais aussi Belgique, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Suisse et aussi, en dehors d’Europe, Etats-Unis.

Il rejoint là une très grande tradition polonaise d’esprits éminents ayant rayonné sur toute l’Europe. Comment ne pas citer ici les noms de Marie CURIE et de Frederic CHOPIN qui étaient chez eux à Varsovie, à Paris en partout en Europe et ont tant apporté à celle-ci et au monde ?

La Banque Centrale Européenne, qui comprend en son sein 25 nationalités de l’Union Européenne, entend reconnaître pleinement et promouvoir cette contribution de chacune des cultures nationales européennes à l’identité culturelle de l’Europe.

Nous organisons chaque année des Journées culturelles, centrées autour d’un pays en particulier. C’est une coïncidence mais une très heureuse coïncidence : les journées culturelles de 2004 commencent jeudi prochain, le 16 septembre et le thème retenu est précisément la culture polonaise autour de laquelle nous allons organiser un large éventail de manifestations permettant à de remarquables artistes polonais de se produire. Vous êtes tous cordialement invités à nous rejoindre à Francfort pour assister à l’une ou l’autre des ces représentations qui seront échelonnées du 16 septembre au 15 octobre.

L’Identité Culturelle de l’Europe

Est-il une meilleure illustration de l’identité de l’Europe, de l’identité culturelle profonde de notre continent que ces témoignages d’influences et d’admirations croisées transnationales qui constituent comme une armature littéraire et artistique paneuropéenne sous-jacente, une architecture unique, dépassant la frontière des cultures nationales et des langues.

Ainsi, dit Goethe, dans « Dichtung und Warheit », « dans notre société de Strasbourg, Shakespeare, en traduction et en original, par fragments et dans sa totalité, par citations et par extraits, eut une action telle que, de même qu’il y a des hommes versés dans la Bible, nous nous confirmâmes en Shakespeare ; nous imitions dans nos conversations les qualités et les défauts de son temps, qu’il nous fit connaître ; En professant joyeusement que quelque chose de très grand planait au dessus de moi, je communiquai la contagion à mes amis qui s’abandonnèrent tous à ce sentiment. »

Le même Goethe traduit « Mahomet » et « Tancrède » de Voltaire. Il traduit « Le neveu de Rameau » de Diderot dont il dit que « ce dialogue éclate comme une bombe au beau milieu de la littéraire française », dans une lettre à SCHILLER, qui lui avait transmis copie du texte de Diderot. Grâce à Goethe « Le neveu de Rameau » est célèbre en Allemagne avant de l’être en France !

De même la publication du Werther de Goethe a-t-elle été un moment important dans l’évolution de la littérature européenne. Il n’est pas un écrivain européen, quelle que soit sa langue, qui n’ait été influencé par ce texte extraordinairement audacieux, si audacieux même que le Goethe d’age mûr avait peine à se reconnaître dans les sentiments du jeune écrivain qu’il avait été.

Ce réseau littéraire européen d’admirations transnationales et translinguistiques, j’en retrouve un éclatant témoignage dans la première phrase du projet de discours de Châteaubriand à l’Académie française - qui sera censuré par Bonaparte : « Lorsque Milton publia le Paradis perdu, aucune voix ne s’éleva dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne pour louer un ouvrage qui est un des plus beaux monuments de l’esprit humain. L’Homère anglais mourut oublié et ses contemporains laissèrent à l’avenir le soin d’immortaliser le chantre d’Eden. »

Sans en être nécessairement conscients, tous nous respirons en Europe une atmosphère culturelle unique également influencée et inspirée par la poésie d’Homère, de Virgile, de Dante Alighieri, de Shakespeare, de Goethe, de Baudelaine, et de tant d’autres écrivains et poètes. Une atmosphère marquée par la pensée de Socrate, de Platon, d’Aristote, d’Erasme, de Descartes, de Spinoza, de Hobbes, de Kant, de Kierkegaard.

C’est une merveille de l’Europe aussi que de retrouver le cheminement d’une même métaphore en Europe à travers les siècles, les cultures et les langues. Ainsi Simonide de Ceos, le poète grec inventeur de « l’Art de la mémoire », écrit-il : « Pour les soldats morts aux Thermopyles…. point de larmes mais des hymnes ; point de gémissements mais des odes : monument que ne pourrait détruire ni la rouille, ni le temps dévorant ».

Cette métaphore du poème « monument indestructible » sera reprise par Horace dans ses Odes : « J’ai achevé un monument plus durable que l’airain, plus haut que la ruine royale des pyramides. Mais la pluie ne ruinera pas mon œuvre (…) pas plus que l’innombrable suite des années et la fuite du temps (…) ». L’image est reprise par Ovide, par Boccace, par Ronsard, par du Bellay dans « Les antiquités de Rome », ouvrage traduit par Spenser sous le titre « The ruins of Rome » et dont s’inspire Shakespeare dans le magnifique sonnet no. LV : “Not marble nor the gilded monuments, Of Princes shall outlive this powerful rhyme”. Admirable sonnet de Shakespeare sur l’immortalité de l’être aimé, des sentiments qu’il inspire, et du texte même du poème dont la métaphore centrale remonte, deux mille ans auparavant, à Simonide et qui a ainsi cheminé à travers les corridors du Temps en franchissant les frontières successives du grec, du latin, de l’italien, du français et de l’anglais. Il n’est pas de plus belle illustration de ces liens multiples qui font la substance même de la culture européenne. Ce « monument indestructible », bâti avec des mots, qui traverse le temps et l’espace de Simonide à du Bellay et Shakespeare, c’est l’unité culturelle de l’Europe !

Je connais peu d’aussi remarquables chantres de cette unité de l’Europe fondée essentiellement sur la reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique, que votre compatriote le néerlandais Cees NOOTEBOOM. Il s’est engagé, en écrivant « l’Enlèvement d’Europe », dans une belle méditation sur l’Unité et la Diversité culturelles européennes. Car, dit-il, et je le cite, « si je suis Européen – et j’espère à la longue commencer à y arriver, au bout de près de soixante ans d’un travail acharné – cela signifie sans doute que la pluriculturalité européenne influence profondément mon identité néerlandaise ».

C’est cela être Européen. Il est essentiel de s’approprier pleinement sa propre identité culturelle nationale, non seulement parce qu’il s’agit du sol originel sur lequel on peut ensuite bâtir une construction intellectuelle et sensible plus riche et plus complète, mais aussi parce que la caractéristique unique de l’Europe est d’être riche de sa diversité, de ses multiples incarnations culturelles, de ses enracinements nationaux. C’est cette prodigieuse diversité culturelle de leur continent qui donne aux Européens leur propre identité d’Européen. C’est parce que je ne peux pas moi-même comprendre intimement ma propre littérature et ma propre poésie, MONTAIGNE, CHATEAUBRIAND, BAUDELAIRE ou MALLARME sans DANTE ALIGHIERI et BOCCACE, sans CERVANTES et St. Jean DE LA CROIX, sans SHAKESPEARE et STERNE, sans GOETHE et sans HEINE que je suis Européen. C’est parce que je partage avec tous les autres Européens les mêmes sources fondamentales de modernité littéraire venant d’horizons profondément différents, c’est, par exemple, parce que je baigne dans une atmosphère moderne imprégnée directement et indirectement par KAFKA, par JOYCE et par PROUST que je suis européen. Comme l’écrit José Ortega y Gasset dans la « Révolte des masses » en 1930, « si nous faisions aujourd’hui le bilan de notre contenu mental – opinions, normes, désirs, présomptions – nous remarquerions que la plus grande partie de ce contenu ne vient pas (au Français de sa France, à l’Allemand de son Allemagne, à l’Anglais à son Angleterre etc.) ni à l’Espagnol de son Espagne, mais du fond européen commun. »

Evoquant l’unité de l’Europe, l’historien BRAUDEL évoque ce qu’il appelle les « unités brillantes » et les distingue des « unités aléatoires ». Les « unités brillantes » s’étendent à tous les domaines de l’art et de l’esprit, pas seulement à la poésie, à la littérature ou à la philosophie mais à la musique, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture. Et ce n’est pas par hasard que le Conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne a choisi le thème de la succession des styles architecturaux européens pour illustrer les billets de banque de notre monnaie unique, l’euro. N’est-il pas absolument remarquable que l’histoire européenne ait su ainsi se pénétrer de vastes mouvements d’appropriation stylistique qui la conduisent à se revêtir successivement de temples, d’églises et de monuments romans, gothiques, baroques ou classiques ? Ces styles architecturaux sont nés dans des espaces différents, dans des régions diverses de l’Europe. Ils témoignent de sa diversité et de sa fécondité culturelle. Ils nous apportent aussi une puissante illustration symbolique de ce concept unique d’unité dans la diversité qui est la marque même de notre continent.

L’universalisme de l’Europe

Mais l’unité de l’Europe ne veut pas dire confinement, regard porté exclusivement sur soi, isolement dans une « forteresse ». Je crois profondément qu’on ne peut pas rendre compte de l’idée européenne sans comprendre son aspiration profonde à l’universalisme. Précisément parce que l’Europe a été progressivement construite sur la base d’une reconnaissance sincère et profonde de sa diversité elle aspire à constituer un point de départ pour une unité plus vaste et plus universelle. Une conférence de HUSSERL prononcée à Vienne, en 1935 – en un moment terrible où l’esprit est en danger dans toute l’Europe avec la montée des totalitarismes – est visionnaire :

« Je pense naturellement à cette figure spirituelle que nous nommons l’Europe. Ce n’est plus simplement une juxtaposition de nations différentes, qui n’ont d’influence les unes sur les autres que par la filiation, par le commerce ou sur les champs de bataille ; un nouvel esprit, issu de la philosophie et des sciences particulières qui en dépendent, un esprit de libre critique qui mesure toutes choses à des tâches infinies, règne sur l’humanité et crée de nouveaux idéaux illimités. Il en existe pour les individus au sein de leurs nations, et d’autres pour les nations elles-mêmes. Enfin il existe aussi des idéaux sans limites pour la synthèse toujours plus vaste des nations ; du fait que chacune embrasse sa propre tâche idéale selon l’esprit de l’universel, elle verse ce qu’elle a de meilleur au trésor des nations associées. »

Cette identité européenne fondée sur la diversité, l’unité et l’universalité nous l’éprouvons très profondément à la Banque centrale européenne.

Diversité, je l’ai déjà dit, parce que vingt-cinq nationalités sont présentes au sein de la BCE et contribuent toutes très activement, dans le cadre d’une équipe unique, au succès commun. Parce que nous avons, tous ensemble, le rôle d’animer l’équipe monétaire de l’Europe, qui comprend, dans la zone euro, outre la BCE, douze Banques centrales nationales qui ont chacune leur culture, leur langue et leur histoire. Parce que le vaste Système européen de Banques centrales regroupe lui-même vingt cinq Banques centrales nationales. Parce que nous revendiquons cette diversité qui nous enrichit et constitue une composante essentielle de notre identité.

Unité, parce que nous avons la responsabilité éminente de bien garder la monnaie unique des Européens. Parce que l’Union économique et monétaire est une magnifique entreprise sur laquelle les Européens fondent leur prospérité et leur stabilité communes. Parce que la monnaie unique est elle-même l’illustration emblématique de l’unité de l’Europe. Le Conseil des gouverneurs de la BCE a tenu à ce que nos billets de banque soient exactement les mêmes partout en Europe et a décidé qu’ils emprunteraient aux âges architecturaux de l’Europe, je l’ai dit, un très puissant symbole d’unité.

Universalité, parce que nous ne sommes pas repliés sur nous-mêmes mais totalement ouverts sur le monde, en relation étroite avec les Institutions des autres continents. Parce que nous entendons être aussi actifs que possible au sein des Institutions financières internationales et des groupes informels auxquels nous participons, le GVII, le GX, le GXX en particulier. Parce que nous attachons un très grand prix à nos dialogues avec les Banques centrales des autres continents, en particulier aux rencontres que nous avons avec les Banques centrales d’Asie, d’Amérique latine, et de la Méditerrannée. Notre expérience d’une union économique et monétaire profonde fondée sur la libre volonté des pays membres est exemplaire dans le monde “globalisé” d’aujourd’hui en voie d’unification rapide. C’est pourquoi nous exprimons notre totale disponibilité à l’égard des Institutions d’autres continents qui nous observent et songent aux leçons qu’ils pourraient tirer de l’expérience unique de l’Europe.

Permettez-moi de conclure en citant RENAN, qui définissait ainsi l’identité d’une nation: “Dans le passé un héritage de gloire et de regrets à partager; dans l’avenir un même programme à réaliser…”. La gloire et les regrets historiques, l’Europe les possède surabondamment, tout comme elle possède une profonde unité culturelle dans sa diversité. C’est ce “même programme à réaliser”, pour lequel la Banque Centrale Européenne et toutes les Banques Centrales Nationales membres de l’Eurosystème sont, parmi d’autres, des participants actifs, qui est aujourd’hui la pièce essentielle de l’identité européenne que nous entendons parfaire.

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